Pour info, l’article de Libé sur notre demande d’expérimentation en Ille-et-Vilaine :
EN ILLE-ET-VILAINE, «LES SANS-PAPIERS N’ARRIVENT PAS À CONSTRUIRE LEUR VIE, CE N’EST PAS HUMAIN»
PRÈS DE RENNES, DES ASSOCIATIONS D’AIDE AUX MIGRANTS PLAIDENT POUR DES DÉMARCHES ADMINISTRATIVES PLUS SIMPLES, DANS UN DÉPARTEMENT OÙ LE BESOIN DE MAIN-D’ŒUVRE EST CRIANT ET LE TAUX DE CHÔMAGE TRÈS BAS.
ÉLODIE AUFFRAY ENVOYÉE SPÉCIALE À MORDELLES (ILLE-ET-VILAINE)
Saliou Diallo rentre tout juste du travail, arborant un tee-shirt estampillé du nom de sa boîte. Depuis septembre, le Guinéen de 26 ans est en CDI dans une entreprise qui fabrique des pièces de gros œuvre pour le bâtiment. De 7 heures à 14 heures, il coule des planchers en béton. Un boulot «physique», mais dans «une bonne ambiance».
Surtout, grâce à cet emploi, le jeune homme bénéficie d’un titre de séjour, assorti d’une autorisation de travail, qu’il doit renouveler tous les trois mois. «Ça apaise beaucoup les pensées», souffle Saliou, qui a longtemps galéré. Arrivé en France en 2016, ce débouté de l’asile est pris en charge depuis 2018 par Tabitha Solidarité, une association qui héberge une quarantaine de migrants dans les environs de Mordelles, bourgade de la deuxième couronne rennaise (Ille-et-Vilaine). Pendant toutes ces années, Saliou a dû compter sur la solidarité associative pour vivre, «en attendant de pouvoir chercher du travail» et d’être autonome financièrement. En 2020, il obtient une première promesse d’embauche chez un éleveur laitier, mais «la préfecture n’a jamais répondu et le patron s’est découragé», raconte-t-il. Une situation à laquelle sont confrontés de nombreux sans-papiers.
«paralysés»
Avec la circulaire Valls de 2012, «on peut faire une demande d’admission exceptionnelle au séjour après cinq ans de présence sur le territoire. Aujourd’hui, sauf cas médical, elle n’est acceptée que s’il y a une promesse d’embauche», observe Annick Aubin, la vice-présidente de Tabitha. Cette ancienne directrice d’agence Pôle Emploi a accompagné beaucoup de migrants suivis par l’association pour décrocher ces promesses auprès d’entreprises locales, puis les aider à monter le dossier transmis aux services de l’Etat. «C’est devenu de plus en plus difficile : les autorisations sont délivrées au compte-gouttes et il peut se passer six mois, voire un an, avant que la préfecture ne réponde.»
Elle rapporte le cas d’un exilé qui avait obtenu il y a trois ans une promesse d’embauche dans une usine agro-alimentaire, actualisée deux fois. «La préfecture l’a recontacté en décembre pour faire renouveler cette promesse, mais l’usine n’avait plus besoin de lui. Il a eu un mois pour en trouver une nouvelle, mais n’a pas réussi», déplore-t-elle. «Les démarches durent un temps fou, ajoute Willy Patsouris, membre d’un collectif d’accueil issu de la paroisse de Pacé, près de Rennes. Les gens sont paralysés pendant cinq ans avant de pouvoir faire quoi que ce soit : ce sont cinq ans de vie gâchés, et il faut encore attendre après avoir déposé une demande. Or ils ont besoin de survivre, donc ça génère du travail au noir, des trafics.» Sur les dix familles qu’il suit, «la moitié sont maintenant autonomes. Mais ça a pris cinq à sept ans».
«Être un peu agiles»
Une situation d’autant plus ubuesque, soulignent les deux bénévoles, que les besoins de main-d’œuvre sont criants dans le département : l’Ille-et-Vilaine affiche l’un des plus faibles taux de chômage du pays, à 5,6 % au troisième trimestre 2022. «Tous les métiers sont en tension ici, fait valoir W Patsouris. On a un problème de développement économique, avec des patrons qui s’essoufflent à essayer de recruter et n’y arrivent pas. Nous, on a une ressource de gens super motivés, qui ne demandent qu’à travailler.»
Willy Patsouris et Annick Aubin veulent faire bouger les lignes avec leurs organisations respectives. Ces dernières, membres de Territoires accueillants 35, qui regroupe une quarantaine d’organisations du département, sont actives dans l’accueil des migrants. Un réseau appuyé aussi par des élus locaux, où se rejoignent «des sensibilités très diverses», dans une posture «plus constructive que revendicative», décrit Patsouris.
Ces associations plaident pour mener une expérimentation en Ille-et-Vilaine : exit le délai de cinq ans nécessaire avant de pouvoir prétendre à une admission exceptionnelle au séjour. «A partir du moment où l’employeur aurait un besoin et trouverait un salarié qui y correspond, la préfecture aurait deux mois pour vérifier s’il ne s’agit pas d’un délinquant ou d’un criminel», détaille Willy Patsouris. Sans réponse, l’autorisation de travail serait considérée comme acquise.
Ils ont embarqué dans leur combat le président du Medef local, Eric Challan-Belval, et la députée Renaissance Laurence Maillart-Méhaignerie. Pour le premier, «l’accélération des flux migratoires est un des enjeux des prochaines années. On peut soit faire l’autruche, soit tenter d’apporter des réponses en sortant des postures». Et, face aux difficultés de recrutement, «il faut être un peu agiles», défend-il. «On prononce des obligations de quitter le territoire français [OQTF], qui ne sont pas exécutées parce que les pays d’origine ne délivrent pas le laisser-passer consulaire. Donc on fait peur aux gens, mais il ne se passe rien. On les fait patienter très longtemps, ils n’arrivent pas à construire leur vie, ce n’est pas humain», estime la seconde.
Plaider la cause
La parlementaire et le patron sont allés plaider la cause auprès du préfet. Qui a temporisé, relatent-ils, au vu des évolutions législatives à venir : le projet de loi immigration, qui doit être examiné en Conseil des ministres ce mercredi, prévoit justement la création d’un nouveau titre de séjour «métiers en tension». Sauf que, pour décrocher ladite carte, «il faut avoir travaillé huit mois dans les vingt-quatre derniers mois : comment est-ce possible quand on n’a pas le droit de travailler ?»pointe Annick Aubin. Pour Willy Patsouris, cela «sert à régulariser des gens qui travaillent déjà, au gris : avec un contrat mais sans d’autorisation de séjour. Notre logique est différente : on veut contribuer à l’emploi d’un territoire». Le réseau entend continuer de pousser ses pions pour obtenir le droit d’expérimenter. Il compte aussi proposer des amendements aux parlementaires du territoire.
Les associations redoutent également le durcissement qu’esquisse le texte : l’OQTF automatique pour les déboutés de l’asile, le rallongement des délais pour prétendre à l’admission exceptionnelle au séjour… «Comme la plupart des pays refusent de reprendre leurs ressortissants, on va continuer à avoir sur le territoire des gens sous OQTF, qui vont continuer de vivre du travail au noir et des trafics», regrette Willy Patsouris.
Lien vers la page FB de Réseau des Territoires Accueillants 35 :